Par qui l’État est-il représenté devant les instances judiciaires ? Plus précisément, l’agent judiciaire de l’État (AJE) dispose-t-il d’une compétence générale pour représenter l’État devant la Cour suprême, les Cours et Tribunaux ? Telle est la question à laquelle nous essayerons de répondre dans cette réflexion. A cet effet, trois points seront successivement abordés. Tout d’abord, il convient de faire l’historique du statut institutionnel de l’Agence judiciaire de l’État depuis sa création en 1970 (1), ensuite d’évoquer la portée de l’article 2 du décret n° 70-1216 du 7 novembre 1970 portant création d’une Agence judiciaire de l’Etat et fixant ses attributions (2) et, enfin, sera évoqué le monopole de la représentation devant la Cour suprême, les Cours et Tribunaux dont jouit le ministre chargé des Finances depuis 1993 (3).
La défense et la représentation de l’État avant le décret du 7 novembre 1970
Avant la création de l’Agence judiciaire de l’État, il existait au niveau du Secrétariat général de la République un Bureau des Contentieux dont le chef était chargé de « représenter et de défendre l’État directement ou par l’intermédiaire de mandataires ou de ministère d’avocats dans toutes les affaires contentieuses où les textes en vigueur n’ont pas conféré ces prérogatives à d’autres services » (Cf. décret n° 67-631 du 6 juin 1967 portant désignation d’un représentant de l’État et délégation de signature [1]).
La défense et la représentation de l’État sous le décret n° 70-875 du 11 juillet 1970 portant organisation du ministère des Finances et des Affaires économiques
Les affaires contentieuses, la représentation de l’État et la sauvegarde des droits de l’État étaient confiées à la Direction de la Comptabilité publique et du Trésor
Aux termes de l’article 4 du décret n° 70-875, la Direction de la Comptabilité publique, placée sous l’autorité du Trésorier général,était chargée du « règlement de toutes les affaires contentieuses où l’État est partie, de la représentation de l’État dans les instances judiciaires et de la sauvegarde des droits de l’État dans tous les domaines où les textes en vigueur n’ont pas conféré ces prérogatives à d’autres services ».
La création de l’Agence judiciaire de l’État et son placement sous l’autorité du Trésorier général
En 1970, l’Agence judiciaire de l’État nouvellement créée par le décret n° 70-1216 du 7 novembre 1970 a hérité des attributions de la Direction de la Comptabilité publique évoquées plus haut. Toutefois, l’article premier dudit décret précise que « l’agence est placée sous l’autorité du trésorier général nommé en cette qualité agent judiciaire de l’État ». C’est ce qui justifiera que dans ses premières années de fonctionnement, la fonction d’agent judiciaire de l’État était confiée à un inspecteur du Trésor.
L’intégration de l’Agence comme direction autonome au sein de la Direction générale du Trésor
En 1974, l’Agence devint une direction autonome au sein de la Direction générale du Trésor (arrêté n° 001608 du 18 février 1974 portant organisation de la Direction générale du Trésor).
En 1980, l’Agence demeurait rattachée à la Direction générale du Trésor (article 19 du décret n° 80-892 du 29 juillet 1980portant organisation du ministère de l’Économie et des Finances).
Le rattachement direct de l’Agence au ministre chargé des Finances
En 1993, l’Agence est placée sous l’autorité du ministre des Finances (décret n° 93-723 du 7 juin 1993 portant répartition des services de l’Etat et décret d’organisation n° 95-040 du 10 janvier 1995) puis mise à la disposition du ministre délégué chargé du Budget (décret n° 93-751 du 7 juin 1993 [2])
Depuis lors, l’Agence est une direction autonome rattachée directement au ministre (décret n° 2014-1171 du 16 septembre 2014 portant organisation du ministère de l’Économie, des Finances et du Plan, modifié)[3] .
- Portée de l’article 2 du décret n° 70-1216 du 7 novembre 1970
Par un arrêt n° 72 du 17 novembre 2023, la Cour suprêmedéclare que « sans avoir à justifier d’un mandat, l’Agence judiciaire a un pouvoir de représentation générale de l’État, sauf lorsqu’un texte confère cette prérogative à d’autres services et celle-ci est admise toutes les fois où une entité ou autorité administrative dépourvue de la personnalité juridique et, par conséquent, de la capacité d’ester en justice, est en cause »
Si, comme l’admet la Cour suprême, l’AJE a un pouvoir de représentation générale de l’État qui lui est donné par un texte de 1970, comment comprendre alors que l’article 54 du décret n° 95-040 portant organisation du ministère de l’Économie, des Finances et du Plan prévoyait que (l’AJE) peut …recevoir mandat spécial de toute administration ou de toute personne publique ou organisme parapublic… pour les représenter en justice ou dans un contentieux extrajudiciaire ».
Il importe de ne pas se méprendre sur la portée de l’article 2 du décret n° 70-1216 du 7 novembre 1970 qui dispose :
« L’Agent judiciaire de l’État est chargé du règlement de toutes les affaires contentieuses où l’État est partie et de la représentation de l’État dans les instances judiciaires.
Toute action portée devant les tribunaux et tendant à faire déclarer l’État créancier ou débiteur pour des causes étrangères à l’impôt et au domaine doit, sauf exception prévue par un texte spécial, être intentée à peine de nullité par ou contre l’agent judiciaire de l’Etat.
Plus particulièrement, celui-ci est chargé d’exercer les poursuites pour le recouvrement des créances de l’État étrangères à l’impôt et au domaine, et, dans ce cas, peut émettre des titres de perception ayant force exécutoire ».
Il a également pour mission de sauvegarder les droits de l’État dans tous les domaines où les textes en vigueur n’ont conféré ces prérogatives à d’autres services ».
Si on s’en tient à l’alinéa 1 de l’article 2, deux types de situations justifient l’intervention de l’AJE : le règlement des affaires contentieuses où l’État est partie et la représentation de l’État dans les instances judiciaires. La mise en œuvre de cette disposition repose sur une notion clé qu’il convient de définir : la notion d’affaires contentieuses.
Les affaires contentieuses dont l’État est partie renvoient soit à des actions en défense de l’État (les cas d’accidents de la circulation où l’État est partie, les infractions financières telles que les détournements de deniers publics), soit à des actions en demande de l’État (la constitution de partie civile notamment dans les cas de détournement de deniers publics, de faux et usages de faux en écriture publique et les réparations civiles dans les cas où l’État est victime)
Lorsque l’article 2 dans son deuxième alinéa donne compétence à l’AJE pour exercer « toute action portée devant les tribunaux et tendant à faire déclarer l’État créancier ou débiteur pour des causes étrangères à l’impôt et au domaine (…) », il faut comprendre que l’AJE a reçu du décret de 1970 un mandat pour représenter l’État dans des actions engagées uniquement devant les juridictions de l’ordre judiciaire dès lors qu’une dette ou une créance, pour des causes étrangères à l’impôt ou au domaine, fait l’objet d’un contentieux tendant à obtenir des condamnations pécuniaires.
Quant à la sauvegarde des droits de l’État dans tous les domaines où les textes en vigueur n’ont conféré ces prérogatives à d’autres services, elle se rattache davantage à l’aspect « service du contentieux » qu’à l’aspect « agence judiciaire » au sens strict.
Il est clair que l’article 2 ne concerne que les actions tendant à faire déclarer l’État créancier ou débiteur pour des causes étrangères à l’impôt et au domaine c’est-à-dire des actions pécuniaires. Dans ces conditions, il n’est pas sûr qu’il s’applique à toutes autres actions.
En résumé, les attributions de l’AJE telles que mentionnées dans l’article 2 du décret du 7 novembre 1970 trouvent leur source dans les dispositions du décret n° 70-875 du 11 juillet 1970 portant organisation de la Direction de la Comptabilité publique et du Trésor et elles se rattachent à l’aspect « Agence judiciaire du Trésor public ».
- Le ministre des Finances et du Budget jouit du monopole de la représentation de l’État
De notre point de vue, l’article 2 du décret de 1970 a été implicitement abrogé depuis 1993 (cf. décret n° 93-751 du 7 juin 1993 ; abrogation confirmée par le décret d’organisation du ministère n° 95-040 et par les divers décrets relatifs aux attributions du ministre chargé des Finances et du Budget
À l’heure actuelle, c’est le ministre des Finances et du Budget qui a la compétence générale pour représenter l’État devant la Cour suprême, les Cours et Tribunaux ; une compétence quirésulte de l’article premier du décret n° 2020-2193 du 11 novembre 2020 relatif aux attributions du ministre des Finances et du Budget qui dispose que « …le ministre des Finances et du Budget est chargé……de la représentation de l’État devant la Cour suprême, les Cours et Tribunaux ».
En tant qu’employé du ministère chargé des Finances, l’AJE ne peut pas donc exercer un pouvoir de représentation générale de l’État sans un mandat spécial du ministre chargé des Finances. Il reste à vérifier si l’AJE dispose présentement d’une telle délégation de pouvoirs du ministre chargé des Finances pour agir en son nom. À titre de rappel,le décret de création de l’Agence prévoit seulement une délégation de signature.En effet, l’article 6 de ce texte énonce que « l’agent judiciaire de l’État reçoit délégation pour signer tous les actes, pièces et correspondances relatifs au fonctionnement de l’agence, à l’instruction et au règlement des affaires contentieuses de sa compétence, à l’exclusion de tout acte à caractère règlementaire ou concernant la nomination, l’administration et la gestion du personnel ».
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Nous pouvons conclure que le ministre chargé des Finances détient depuis 1993 le monopole de la représentation de l’Etat dans toutes les instances judiciaires. En d’autres mots, il est en droit la seule autorité habilitée à représenter l’État devant la Cour suprême, les Cours et Tribunaux. Pour exercer la compétence de représentation de l’État au nom du ministre, l’AJE doit justifier d’une habilitation spéciale et expresse de ce dernier. Toutefois, sur le fondement de l’article 6 du décret de 1970 créant l’Agence, il peut intervenir, au nom du ministre, en tant que titulaire d’une délégation de signature, en sa qualité de chef de l’Agence, et dans la limite de ses missions définies par les dispositions non abrogées du décret n° 70-1216 et celles du décret portant organisation du ministère des Finances et du Budget.
Enfin, nous pensons qu’il est temps de faire une réflexion d’ensemble sur le statut juridique de l’agent judiciaire de l’État. Ce sera l’occasion de poser diverses questions importantes notamment sur la désignation de ses avocats [4]. En effet, on se demande quelle est la procédure pour devenir avocat de l’État ? Ces avocats sont-ils choisis sur la base d’un appel d’offres public ou sont-ils désignés sur une base discrétionnaire par une décision du ministre chargé des Finances ou de l’agent judiciaire lui-même ? Les prestations de ces avocats sont-elles soumises à une évaluation annuelle ?
Mr Mamadou Abdoulaye SOW
Inspecteur du Trésor à la retraite
Dakar, le 12 décembre 2023
[1] L’article premier dudit décret disposait : « M. Ibrahima Diagne, secrétaire d’administration, chef du bureau par intérim du Contentieux au Secrétariat général de la Présidence de la République, est chargé de représenter et de défendre l’État directement ou par l’intermédiaire de mandataires ou le ministère d’avocats dans toutes les affaires contentieuses ou les textes en vigueur n’ont pas conféré ces prérogatives à d’autres services »
[2] Ce décret est relatif aux attributions de monsieur Mamadou Lamine LOUM, ministre délégué auprès du ministre de l’Économie, des Finances et du Plan, chargé du budget (JO n° 5526 du 12 juin 1993).
[3] Nous n’avons pas retrouvé le décret d’organisation pris à la suite du décret n° 2022-1777portant répartition des services de l’État.
[4] Dans l’ordonnance n° 01/2023 du 12 octobre 2023 rendue par le président de Tribunal d’instance de Ziguinchor, il ressort que l’agent judiciaire de l’État était assisté de onze avocats. Avait-il besoin de tous ces avocats dans ce dossier qui, a priori, ne présentait pas, à notre avis, une très grande complexité. ?
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