La théorie économique selon laquelle les infrastructures lourdes doivent être supportées (directement ou indirectement) par l’État tandis que la gestion technique et commerciale doit être confiée au secteur privé est tout à fait récente. Elle date de quelques trois à quatre décennies à peine et appartient à l’émergence du néolibéralisme.
Ce schéma qui se présente comme « naturel ou évident, qui se justifierait par lui-même », est en réalité une construction qui a été initiée et perfectionnée par les Chicago boys à partir du coup d’État de Pinochet au Chili puis repris et généralisé par Thatcher, Mitterand et Reagan à partir des années quatre-vingt et connu aujourd’hui sous l’appellation de néolibéralisme. Au Sénégal, ce fut la période des ajustements structurels. Le principe selon lequel, en enrichissant encore plus les riches cela engendrerait des richesses et des investissements qui ruisselleraient sur l’ensemble de la société est un mensonge éhonté et une manipulation lugubre. Bien au contraire de ces prédictions, grâce au développement technologique et à la croissance exponentielle de la productivité, jamais productions de richesses aussi immenses n’auront engendré autant d’inégalités et de pauvreté dans les sociétés et ce, dans tous les domaines.
Malgré les conséquences de plus en plus désastreuses des mesures et pratiques générées par cette théorie, reconduites d’un mandat présidentiel à l’autre, la solution à ce qui crèverait pourtant les yeux n’a suscité la moindre interrogation. Pour les propagandistes de celle-ci, c’est que le peuple n’a pas compris, qu’il faut lui expliquer encore , faire plus de pédagogie pour lui faire accepter encore plus de réformes et de sacrifices, que les gouvernements précédents n’auraient pas osé faire les réformes suffisamment profondes, et j’en passe. Plutôt que de reconnaître l’échec de cette théorie, ils persévèrent dans les mêmes méthodes. Qui disait « erare humanum est, perseverarer diabolicum » ?
Pour prendre l’exemple de la France qui est notre préposé guide, la SNCF n’était nullement déficitaire tant qu’elle gérait l’ensemble des volets du transport par rail, depuis l’infrastructure jusqu’à l’exploitation commerciale. Elle faisait des investissements qui étaient amorties sur quinze à vingt ou même vingt-cinq ans, certains secteurs générant des pertes compensées par les secteurs générant des bénéfices, le tout restant à terme à l’équilibre. Il n’est pas dans la vocation d’un service public de faire des bénéfices, le surplus éventuellement dégagé étant réinvesti, rappelons-le. Il en était de même pour EDF-GDF (comme pour tous les services publics) jusqu’à ce qu’il soit à son tour démantelé selon le même schéma.
Ce qu’il se passe actuellement, pour toujours enrichir les plus riches, c’est que l’État gère les secteurs nécessitant les investissements lourds et nécessairement déficitaires (le déficit devant être résorbé par le contribuable, ce qui se traduit par la socialisation des pertes) et transfère au privé les secteurs à vocation bénéficiaire (c’est la privatisation des bénéfices).
Ce qui est encore plus terrible pour le Sénégal dans le cadre de la Seter, est que ce privé appartient totalement à une société étrangère, fût-elle le « cousin » français comme disent certains. Il s’est agi du même schéma pour l’autoroute. Et de grâce, cela n’a rien à voir avec un immeuble qui appartient à un propriétaire, et une agence qui en assurerait la gestion comme le prétendent certains thurifères de cette théorie. De plus, je ne sache point que l’agence immobilière s’approprie les loyers, à charge pour le propriétaire qui, après avoir fait construire son immeuble, se doit d’en assurer l’entretien du gros œuvre.
Un dernier élément scandaleux dans le montage Senter vs Seter est que l’État du Sénégal soit dans l’obligation de prendre en charge le déficit de l’entreprise privée en plus de celui de la Senter. En clair, l’État du Sénégal, à moins d’une révision profonde du contrat, s’est engagé dans une voie de servitude par la dette de façon permanente vis-à-vis d’une entreprise.
Notons malgré tout que si la Seter devait être naturellement déficitaire, ses promoteurs n’auraient jamais adopté dans leur budget prévisionnel un amortissement de ses investissements sur trois ans. S’ils se sont « trompés » dans leur prévisionnel (mais qui peut garantir que c’est vrai ? Est-ce l’État sénégalais qui a l’autorité pour contrôler ses comptes ?), ils en sont responsables entièrement et devraient en assumer les conséquences. Et il serait temps, massivement et définitivement, de refuser de se soumettre à des exigences d’investissements qui exigent un retour sur une si courte période. Plus celui-ci est lourd plus la période de retour sur investissement devrait être longue. Un délai aussi court pour un retour sur investissement engendre nécessairement un rapport coût bénéfices démesuré et en conséquence un prix d’accès au produit très élevé. Il n’y a que dans les colonies et néo colonies qu’on exige un délai aussi court.
Il y a une vingtaine d’années encore, nous n’avions aucune possibilité d’éviter le type de marché qui nous lie au TER tant nous étions sous un rapport de dépendance exclusive vis-à-vis de la France. À moins de subir ses fourches caudines et dans un rapport d’isolement quasi-total. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
De nouvelles puissances mondiales comme régionales s’affirment, entendent offrir leurs services et rejettent l’exclusive puissance suprématiste occidentale. Je veux parler de la Chine, de la Russie, mais aussi de la Turquie, du Brésil, l’Afrique du Sud, de l’Inde voire de l’Iran, du Maroc et j’en passe. De nouveaux prétendants émergent avec chacun ses points forts dans différents domaines de compétences. Ces puissances alternatives disposent de plus d’un atout essentiel, elles ne cherchent ni ne s’intéressent à nous « civiliser » ou nous soumettre à leurs valeurs à géométrie variable. Il nous appartient de jouer de cette concurrence pour obtenir le mieux pour nous-mêmes tout en en profitant pour tisser et asseoir progressivement notre indépendance réelle. Certes, nous serons confrontés aux lois et réglementations des marchés sur le plan international en ce qui concerne plus particulièrement les marchés ouverts, mais nous n’avons pas à nous y soumettre aveuglément. Nous devons et nous pouvons jouer notre partition en fonction de nos intérêts sans pour autant tomber dans l’illégalité internationale ni nous laisser soumettre à un nouveau maître.
Une piste à explorer
Un marché peut être préparé très en amont en procédant au préalable à un appel à projet sur un thème prédéfini et suffisamment précis. Genre desserte de voyageurs par voie ferroviaire dans l’agglomération de Dakar, desserte de voyageurs et de marchandises diverses entre Dakar et Tambacounda, avec des contenus pour certains assez précis, pour d’autres à l’état de souhaits et/ou d’interrogations. Démarcher différents pays et entreprises susceptibles d’y avoir des compétences avérées afin de les motiver à s’y impliquer dans un deuxième temps, organiser une rencontre officielle avec tous ces acteurs pour présenter, échanger et enrichir ce projet dans un troisième temps, poursuivre ce travail avec chacun des acteurs intéressés à poursuivre ce travail pour aller le plus loin possible dans l’enrichissement du projet et les limites maximales de son éventuel engagement dans un troisième temps. Faire une synthèse de tout ce travail en présentant le projet final avec toutes les attentes recensées dans un quatrième temps. Faire une nouvelle synthèse suite à cette dernière rencontre, élaborer enfin l’appel d’offres et le publier dans le cinquième temps. Cet appel à projet pourrait donner lieu à rémunération pour les participants qui auraient rempli certains critères.
En travaillant ainsi, et en toute transparence, nous pourrons espérer avoir un projet riche tout en coupant au maximum l’herbe sous les pieds d’attaques, menaces et sabotages divers et variés. Il serait important de trouver un biais pour se laisser la possibilité, en le précisant dans l’appel d’offres, de sélectionner les deux ou trois meilleures offres pour les enrichir si nécessaire avant une décision finale.
Cette procédure n’est qu’un exemple. Elle est appelée à être enrichie, modifiée ou tout simplement remplacée par une autre qui serait plus efficace. Le contrat à mettre en œuvre peut aller d’un partenariat à une concession exclusive où l’entreprise ou le consortium choisi prend en charge l’ensemble du projet, du financement à la réalisation complète, durant une période définie au-delà de laquelle tout le rendu, entretien et maintenance strictement à jour, devient enfin la propriété de l’État.
Certaines exigences doivent être définies systématiquement dans tout projet d’envergure, la formation du personnel, l’ouverture de classes et/ou filières spécialisées dans le domaine concerné, l’emploi d’entreprises petites et moyennes locales pour tous les travaux à leurs portées, y compris en leur offrant un encadrement adéquat pour une réalisation rigoureuse et de qualité certifiée.
Pour en revenir au cas du TER et compte tenu de l’état actuel des contrats, il est heureux que le renouvellement du contrat d’exploitation de la Seter ait été limité à trois ans. Les investissements liés à l’exploitation technique et commerciale du TER sont, j’en suis convaincu, minimes par rapport au total des engagements financiers directs et/ou garantis par le Sénégal même si l’État y a été admis à hauteur de trente pour cent. C’est la Seter qui empoche l’écrasante majorité des profits de l’exploitation commerciale.
Rappelons au passage que c’est le même type de schéma qui prévaut pour l’Autoroute de l’avenir.
Il y aurait lieu d’obtenir à terme non seulement la participation à hauteur de cinquante pour cent au bas mot, mais de réduire la durée d’un éventuel futur contrat à long terme à dix ans au maximum, en y incluant la création d’un centre de formation avec une filière technique et scientifique pour assurer les différents niveaux de formation, du technicien à l’ingénieur ainsi qu’un centre technique dédié au transport ferroviaire dans toutes ses dimensions afin que toutes les conditions soient réunies pour :
- d’une part qu’une passation totale de l’exploitation technique et commerciale du TER revienne entièrement à l’État du Sénégal au bout de l’échéance négociée, que la maintenance puisse y être entièrement assurée tant sur le plan technique que matériel grâce en particulier à la fabrication additive (
impression 3 D) qui permettrait de confectionner sur place les futures pièces défectueuses ou usées - d’autre part servir de tremplin pour la prise en charge d’un réseau ferroviaire digne de ce nom sur l’ensemble du territoire national avec une ambition affichée en direction des pays de la sous-région.
De façon générale, une exigence concernant tous les domaines qui relèvent du bien commun, à savoir le transport ferroviaire, l’eau, l’électricité, la santé publique, l’éducation nationale ou tout autre secteur à définir par consensus : ils doivent appartenir à la sphère publique même si un passage partiel par le secteur privé ou une collaboration avec lui restent dans certains cas et conditions acceptables. Ces types d’association doivent intégrer systématiquement les secteurs à perte et les secteurs à « bénéfice ».
Concernant le secteur minier et autres produits primaires, combattre toute prétention à les réduire à une simple exportation de matières premières. Il est largement temps de mettre en œuvre un véritable échéancier de montée en charge d’une participation forte de l’État et de la transformation des matières en produits au moins semi finis, en impliquant l’artisanat chaque fois que c’est possible et/ou opportun. Pour prendre l’exemple de l’or ou d’autres métaux, nous avons une tradition et un savoir-faire dans différents domaines qu’il faut absolument préserver et enrichir. Tout contrat minier devrait intégrer la fourniture à ces secteurs de matières premières à prix négocié par les pouvoirs publics étant entendu que ce prix doit être très sensiblement inférieur au prix du marché.
Ce sont là juste quelques réflexions et pistes de travail. Il y en a assurément de meilleures et de plus pertinentes. L’essentiel est d’ouvrir une nouvelle page dans l’industrialisation et le développement du pays.
Scandre HACHEM
Le 11 février 2023
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